La musique jouée en direct est la conjonction des spatio-temporalités de plusieurs personnes, car sa modalité est fondée sur l’émission et la réception simultanées d’un message. À la différence de l’expression orale, on peut « parler » et « écouter » en même temps. Ceci à travers un va-et-vient constant entre perception-action qui va en s’amenuisant jusqu’à se confondre. Ainsi, la musique permet de synchroniser nos temporalités perceptuelles à travers le rythme, amenant par là une communion entre les musiciens : ils sont tous là au « même » moment présent. Ils peuvent intervenir sur cette ligne temporelle/rythmique, cette référence fondatrice sur laquelle s’articule les discours musicaux de chacun; la faire fluctuer, dériver, déraper, la solidifier, etc. La musique permet un dialogue en temps réel entre les créateurs et les spectateurs, et c’est encore plus vrai dans le cas des musiques qui contiennent un part d’improvisation.
En comparaisons, les arts visuels reposent sur une perception temporelle le plus souvent individuelle, où l’œuvre est circonscrite dans un espace-temps défini (du côté créateur) et où chacun choisit la durée de son regard (du côté spectateur). On n’y retrouve pas de prime abord la dynamique perception-action simultanée caractéristique de la modalité musicale. La danse est ce qui peut se rapprocher le plus de la conjonction des spatio-temporalités des individus (danse et musique sont souvent combinées), partageant la même perception-action temporelle commune avec la musique, mais à travers un mode de perception visuel et spatial plutôt que par ondes/fréquences sonores.
Autre différence d’avec les autres formes artistiques d’expression : la musique entre en vibration avec les corps des musiciens et spectateurs. Les ondes sonores émises se transmettent dans l’espace et par extension le temps, mais surtout à travers la matière. Ces ondes traversent les corps, les objets, entrent en vibration avec eux. Ce n’est pas uniquement la perception du son à travers les oreilles, mais celle du corps entier qui capte et entre en résonance avec les ondes. Dans un contexte de musique jouée en direct, les ondes nous traversent sans que l’on puisse choisir ou non de les écouter, les ondes sonores étant perçues par tout le corps. Cet aspect de simultanéité perceptuelle contribue à la communion entre les musiciens et les spectateurs. À l’opposé, on peut choisir ou non à n’importe quel moment de ne pas regarder une œuvre d’art visuels ou encore de regarder des danseurs.
Les sociétés actuelles favorisent un mode d’expression visuel (les écrans numériques, les vidéos, etc.) et individuel (les ordinateurs personnels, les téléphones portables, les écouteurs, etc.), car celui-ci permet à chacun de choisir sa temporalité, de contrôler les modalités de son expérience perceptuelle (temps, espace, durée) – et ce, facilité par les fonctions du numérique – établissant ainsi une perception à la carte mettant de côté d’une part la conjonction des spatio-temporalités simultanées de plusieurs humains en temps réel et d’autre part l’expérience d’ondes sonores au corps physique. C’est le triomphe de l’individu qui décide quand et où percevoir.
De plus, la différence bien marquée entre spectateur et créateur/œuvre (je joue, tu écoutes), émetteur et récepteur, est aussi un dispositif issu des modalités visuelles : l’œuvre d’art (au sens actuel occidental : peinture, sculpture) est un objet statique, fini dans le temps et l’espace, détaché de son auteur. C’est un mode individuel d’expériencer. Les arts visuels présentent donc des modalités idéales pour servir les intérêts d’une organisation sociétale axée autour de l’individu au détriment d’une axée sur le groupe.
Or, dans les sociétés dites primitives, la musique est le plus souvent le fait de l’ensemble des individus, de la communauté : tout le monde est amené à participer. La frontière entre musicien et spectateur est floue, de la même façon que celle entre le moi et les autres.
Ainsi, la musique telle qu’expériencée aujourd’hui se retrouve impactée par les contextes numérique et sociétal actuels qui imposent les modalités visuelle et individuelle comme modes de communication. L’essence musicale est détournée et dénaturée, échouant à être son essence perceptuelle et fonctionnelle originelle.
Simon Côté-Lapointe 2024